L’antre des rois, chapitre 1 : La sibylle

Portée par l’obscure allure des marécages au-dessus desquels elle flottait, la brume de l’Antre-Monde était plus épaisse qu’à l’ordinaire. Son habituel voile blanc – presque grisonnant quand on y prêtait vraiment attention – ne laissait entrevoir que peu de choses, masquant l’essentiel des signes qui essayaient peut-être de se manifester à Cassiopée. Malgré cela, la sorcière progressait, prudemment, ses bottes s’enfonçant dans des flaques plus malvenues les unes que les autres et faisant gicler la boue sur son pantalon en cuir. Du moins, c’était ce qu’elle supposait car, autour d’elle, il n’y avait que le noir. Le noir et le clapotis de l’eau. En particulier, justement, lorsqu’elle marchait dans l’un de ces foutus trous remplis de vase. Ils avaient probablement été créés par… par quoi, d’ailleurs ?

Au loin, un peu plus à droite, un mouvement à peine perceptible du voile, similaire à un léger coup de vent, attira son attention. L’oscillation était très discrète, aussi humble que pouvait l’être une gouttelette d’eau tombant sur un lac. Mais elle n’aurait su échapper au contrôle de la jeune femme :  par la force de ses expériences passées, elle avait appris à les reconnaître et à bondir. En ces lieux, elle était telle une araignée connaissant par cœur la moindre anomalie de vibration de la toile qu’elle avait tissée. C’était de cette façon qu’elle avait réussi, malgré la pénombre, à identifier la présence d’une vieille arche en pierre à demi déconstruite, quelques mètres plus tôt, ainsi que celle d’une proue de navire, dont la sculpture majestueux d’oiseau endormi avait étrangement émergée du sol. Mais ces deux éléments, mis ensemble, n’avaient aucun sens. Ils n’étaient de fait que des parasites ; de fausses pistes créées par l’Antre-Monde pour lui compliquer la tâche, comme il avait coutume de le faire.

Cette fois-ci, néanmoins, les choses étaient peut-être différentes.

Lorsqu’elle fut enfin à proximité du point d’intérêt, la sorcière découvrit un long bâton de bois, posé sur une terre meuble. Seul, banal et a priori sans intérêt. La brume, néanmoins, prenait soin de l’éviter et sa volonté était telle qu’elle était allée jusqu’à modifier son courant naturel pour l’envelopper, plutôt que de l’engloutir. Songeuse, Cassiopée l’imagina un instant en une mer agitée entourant un immense rocher. 

La sorcière se pencha, puis laissa son index et son majeur parcourir le morceau de bois avec une si grande prudence qu’elle engendra une douceur presque poétique.

Elle l’avait senti. Ce n’était pas « juste » du bois.

Ramassant l’objet, elle observa plus attentivement son extrémité : il était imprégné d’un liquide translucide et gras, voire indiscutablement gluant. Elle sut tout de suite ce qu’elle devait faire.

Allume-toi, ordonna-t-elle d’une voix étrangement fébrile.

Aussitôt, un vrombissement se fit entendre et, par magie, une flamme s’anima au sommet de la torche. Une victoire pour Cassiopée qui n’eut cependant pas le loisir d’apprécier cette luminosité retrouvée, ni même le peu de chaleur que produisait sa trouvaille. Car c’est là qu’elle les vit. 

Les ombres.

Elles se dressaient dans le brouillard, dansant au gré des flammes troubles et indicibles qu’elle portait. Aussi nombreuses que pouvaient l’être des arbres dans une forêt de pins, elles avaient une apparence d’une déstabilisation aberrante : à la fois si humanoïde et pourtant si… incertaine. 

— Qu’est-ce que.. ?! hallucina-t-elle. C’est impossible !

Jamais elle n’en avait vu autant en un seul et même endroit. Pour chacune de ces masses noires parsemées dans cette nuit d’un second noir, bien moindre, seuls deux yeux brûlaient, répliquant avec exactitude le feu que Cassiopée dirigeait vers elles pour mieux les observer. Elle était encerclée.

— Löwe ! s’écria-t-elle à l’adresse du vide. Löwe, s’il te plait !

Mais déjà, les ombres se rapprochaient d’elle. Elles étaient les choses qui l’avaient amenées ici. Elles étaient le danger.

***

Cassiopée bondit tout à coup de sa paillasse, manquant de mettre un coup de boule au jeune garçon qui lui faisait face. Ce dernier eut heureusement le réflexe de se reculer, puis, constatant qu’il ne courait plus aucun danger pour son intégrité physique, revint aussitôt vers elle, avec une mine sincèrement inquiète.

— Hé, tout va bien ? demanda-t-il.

La sorcière dut prendre quelques instants pour remettre ses idées en ordre et réaliser où elle se trouvait : murs de pierres blanches invraisemblablement irrégulières, une cheminée allumée au-dessus de laquelle avait été accrochée un chaudron qui libérait une infernale odeur de soupe aux herbes des trolls, les sons tranquilles d’une ruelle environnante presque déserte… Il n’y avait pas de marécage, d’ombres, ni même d’Antre-Monde ici. De toute évidence, tout ceci n’avait été que la réminiscence d’un simple souvenir. Un souvenir persistant et extrêmement réaliste. 

—  Ouais, finit-elle par lâcher mollement à son interlocuteur. Parfaitement.

Avec son unique table, son unique coffre, son unique commode, son unique fenêtre et ses deux chaises en bois, la toute petite pièce dans laquelle elle se trouvait désormais avait tout du logement typique qu’une auberge Pandrague acceptait de mettre à disposition de voyageurs étrangers de classe moyenne. Les différents royaumes constituant cet antre-temps que l’on surnommait l’Antre-Temps des Rois, avaient en effet tous en commun cette idée qu’il ne fallait pas trop donner à celui qui venait d’ailleurs. Leur hôte avait néanmoins pris soin de disposer un vase vide dans un coin ce qui, songea Cassiopée, était d’une certaine manière le comble du luxe. 

— Encore un cauchemar ? sonda le garçon, coupant court à toute réflexion. 

Cassiopée fronça les sourcils, avec un brin de contrariété. Voilà que la fâcheuse manie de son guide, celle de vouloir lancer des conversions à tout va, était de retour. Guillem, c’était son nom, n’était pas une mauvaise personne, mais l’on ne pouvait pas dire pour autant qu’il était le compagnon de voyage rêvé pour une mission mortelle.  Avec ses tout juste 17 ans, il ressemblait à n’importe quel abruti de son âge, habillé avec un goût évident pour cette mode désastreuse que suivaient tous ses pairs : les chaussures à Poulaine. A l’image de ces dernières, il n’avait aucun charisme, aucun talent et certainement pas d’ambition. En réalité, son côté passe-partout, associé au fait qu’il connaissait merveilleusement bien la ville de Gothingam, était précisément la raison pour laquelle elle l’avait choisie comme guide. Mais pour le reste… elle aurait préféré éviter la conversation. Ce n’était pourtant pas faute de lui avoir fait remarqué que rien, dans l’accord qu’ils avaient passé, ne l’obligeait à être courtoi : il la menait là où elle voulait aller et, en échange, elle l’aidait à retrouver la bague de fiançailles qu’un filou lui avait dérobé. Une formalité, quand on était justement le voleur du bijou en question.

Remarquant tout à coup que les yeux du jeune homme s’attardaient un peu trop longuement sur sa poitrine durant cet instant de silence, Cassiopée bondit brutalement de son lit, manquant de nouveau de heurter Guillem.

— Aucune importance, trancha-t-elle froidement.

Ajustant son chemisier pour qu’il tombe au plus juste, elle marqua un temps d’arrêt, puis se dirigea à pas de félin vers la ceinture à sacs qu’elle avait laissée la veille sur la table. En jetant un rapide coup d’oeil au travers de la vitre tandis qu’elle bouclait l’objet autour de sa taille, elle estima qu’il devait être aux alentours de 10h et que, par chance, il faisait beau. 

— C’est l’heure, indiqua-t-elle, alors dépêchons-nous.

En réalité, l’homme qu’elle était venue voir ne l’attendait pas à une heure précise. Pour la simple et bonne raison qu’il ne l’attendait pas du tout. Néanmoins, Cassiopée était du genre à rester en mouvement et puisqu’elle était aussi réveillée que mal à l’aise… 

Malheureusement, Guillem, bien que silencieux, ne la quittait plus des yeux. Par un curieux hasard, à l’instant même où elle s’apprêtait à lui faire remarquer que s’il ne s’activait pas, elle ajouterait deux yeux d’idiots au menu pour accompagner la soupe aux herbes des trolls, il en verbalisa la raison.

— Tu sais communiquer avec, n’est-ce pas ? avança-t-il. Je veux dire… l’Antre-Monde.

Cassiopée, surprise par cette question, fit mine de ne pas comprendre, rapportant son attention sur la porte de sortie. 

— Mmh ?

— Tu es une sibylle. C’est pour ça que tu fais des cauchemars, compléta-t-il. Les sibylles revivent parfois leurs visions. 

— Ah oui, vraiment ? fit-elle d’un air vraiment peu intéressée. 

Il ne se dégonfla pas. 

— Oui. Et il parait que, souvent, lorsqu’elles ne prennent pas leurs soins, elles parlent et hurlent dans leur sommeil. Un peu comme toi.

Cassiopée sentit ses muscles se raidir. Eh merde. Qu’avait-elle pu dire ? Cette fois, elle ne pourrait pas échapper aux explications : ce gamin pervers était moins bête qu’il en avait l’air.

— Alors ? insista Guillem. J’ai raison ?

Pris de court, la sorcière se surprit elle-même à hocher doucement la tête. De toute façon, d’ici quelques heures, leurs routes ne se croiseraient plus jamais, du moins voulait-elle s’en convaincre. 

Ayant obtenu la confirmation tant attendu, Guillem sembla un instant pensif puis, après quelques secondes, parla avec une voix tremblante que Cassiopée analysa comme le résultat d’une excitation qu’il tentait maladroitement de dissimuler pour ne pas paraître impoli. 

— C’est la première fois que j’en vois une ! 

Et il ne tarda pas à lui poser la question que tout le monde lui posait toujours. 

—  C’est comment, là-bas

— Trempé… murmura Cassiopée, le souvenir des marécages encore en tête.

Il arqua un sourcil, ne comprenant pas bien. 

— Laisse tomber, lui conseilla-t-elle.

— J’ai toujours rêvé d’être un sybil moi aussi, enchaîna-t-il sans faire plus d’histoire. Pouvoir explorer les terres abandonnées par les Anciens Mages, partir à la recherche d’indices sur ce qui a pu leur arriver… C’est ce que tu fais ?

— En quelque sorte… je suppose, mentit-elle. 

— Ca doit être super !

A ces mots, Cassiopée ne put empêcher la manifestation d’un rire nerveux qui surgit du plus profond d’elle-même, ce qui vexa le jeune homme.

— Quoi, qu’est-ce que j’ai dis de si drôle ?

Le regard de Cassiopée s’était couvert d’un voile ténébreux. Lorsque ses yeux se plantèrent dans ceux de son interlocuteur, il n’y avait plus de regard fuyant, plus de gêne, mais un grand sérieux.

— Ecoute-moi bien, être sibylle n’a rien de fun. Bien au contraire. Délivrer des prophéties, tout ça, crois-moi, ça ne te crée que des ennuis.

— Quel genre d’ennuis ?

— Du genre que je n’ai pas envie de raconter à celui censé me servir de guide. A ce propos, on y va ? 

Sans attendre sa réponse, Cassiopée se rendit au pied de la porte et posa sa main droite sur la lourde poignée rouillée. Immédiatement, Guillem attrapa son vieux baluchon, qui jonchait non-loin sur le sol, et vint la rejoindre.

— Tu veux dire que je suis en danger, en traînant avec toi ? s’inquiéta-t-il.

—  Je veux dire que… roh, peu importe, s’agaça Cassiopée, avant de changer de sujet. Bon, tu veux récupérer ta bague ou pas ? A ce rythme, on y arrivera jamais. 

— Je l’ai déjà récupérée, avoua le garçon, pendant que tu dormais.

—  Quoi ?!

— Et je t’ai aussi pris deux pièces, en dédommagement.

Machinalement, Cassiopée glissa sa main dans la poche de son pantalon et constata avec stupeur que la bague n’y était plus. Surprise, elle tenta de contrôler autant que possible la grimace de frustration qui voulut crisper son visage. Décidément, elle l’avait mal évalué.

—  Je vois… souffla-t-elle, décontenancée d’avoir perdu son principal levier de négociation. 

Désormais, il allait être beaucoup plus difficile de l’obliger à faire quoi que ce soit et elle allait devoir se trouver un nouveau guide. Ca, c’était en supposant qu’il ne la balancerait pas aux gardes. 

—  Tu as fouillé dans mes affaires ?

— C’est pas vraiment ça. Ton histoire de pickpocket dans une ruelle où il n’y avait personne d’autre que toi et dont tu étais la seule témoin ne tenait pas vraiment debout, estima Guillem. Alors j’ai deviné. 

Cassiopée leva les yeux au ciel. Evidemment. Il était censé être stupide.

—  Mais rassures-toi, je t’aiderai quand même, ajouta-t-il.

—  Pourquoi ?

— Parce que tu m’es… disons que tu m’es sympathique.

Cassiopée l’observa un instant avec une profonde méfiance. Qu’est-ce que cela voulait dire exactement ? Faisait-il allusion à son corps ? Elle plissa les yeux, prenant un air sévère.

— Si tu comptes coucher avec moi, c’est non.

A ces mots, le jeune homme sembla se décomposer sur place, son visage passant du rose au blanc avant de devenir franchement rougeâtre.

—  Quoi ?! Mais non ! protesta-t-il. Je vais me marier !

Cassiopée haussa les épaules.

— Et alors ?

Il y avait bien des gens que cela n’arrêtait pas.

— Alors je… bin… c’est…

Il ne sut que répondre et Cassiopée savoura un instant sa victoire, avant de faire basculer le loquet de la porte.

—  Allons voir ce roi, lui conseilla-t-elle. 

***

Depuis leurs cages haut perchées, les squelettes faisaient claquer leurs dents tour à tour, provoquant une étonnante cacophonie. Ils étaient là, gigotant, tremblotant, comme partageant un froid commun qui aurait su leur prodiguer des frissons. Pour autant, du haut de son perchoir, Idriss savait qu’il n’y avait dans ce phénomène aucun lien avec une éventuelle sensibilité thermique. C’était de l’impatience. L’impatience de pouvoir se relever, de fouler le sol, de marcher… et de détruire. Une impatience que seule la magie de sa maîtresse était parvenue à leur insuffler le matin même.

A force de côtoyer ces cadavres soigneusement sélectionnés parmi les participants du tournoi, Idriss avait fini par leur octroyer des prénoms. C’était à la fois plus intime et plus chaleureux. Celui au crâne fêlé, avec son air furieux, avait hérité de Kraaaps (Idriss l’imaginait bien brandir une épée en poussant ce cri de ralliement), tandis que son voisin, à la mâchoire complètement décalée, s’était vu flanqué le nom de Bankaaal et celui au doigt manquant Raaal (il fallait bien garder une forme de cohérence entre les noms, c’était important). Alors, forcément, Idriss était triste de savoir qu’ils allaient bientôt quitter le château, même s’il était conscient qu’on ne pouvait pas indéfiniment laisser d’aussi beaux spécimens loin des champs de bataille.

— Idriss, sont-ils prêts ? demanda une voix douce depuis la hauteur des escaliers.

Le majordome à la tête d’œuf se redressa immédiatement, tel un soldat se mettant au garde à vous, et pivotant d’un coup en direction de sa maîtresse.

— Aussi prêts qu’ils puissent l’être, votre majesté.

Chose à laquelle il voulut s’empresser d’ajouter, descendant avec rapidité l’échelle qui menait à son poste d’observation :

—  Même si je pense pour ma part que Graaav manque encore un peu de discern…

— Très bien, le coupa net la voix son interlocutrice.

Idriss se figea sur place, s’obligeant à la retenue. D’expérience, il savait qu’il ne fallait mieux pas la contrarier et il préféra patienter silencieusement. Le sous-sol étant particulièrement sombre, il entendit sa maîtresse descendre doucement les marches plus qu’il ne la vit, jusqu’à ce que parvienne à ses narines le doux parfum floral qui l’accompagnait toujours.

Bientôt, de l’ombre, surgit une femme d’une trentaine d’années, au visage fragile et dont les longs cheveux blonds tombaient sur une robe pourpre particulièrement bien cintrée, aux motifs dorés.  Elle semblait être l’innocence incarnée.

— Il est temps pour moi de retrouver une vieille amie, murmura-t-elle plus pour elle-même que pour son serviteur.

Après lui avoir adressé un timide sourire, qu’il lui rendit en dix fois plus prononcé, elle leva une main frêle en direction de la vingtaine de clapiers suspendues au plafond. Aussitôt, une succession de déclics vint libérer ses soldats.

—  Trouvez la Sibylle !

Simon Foucher
Scénariste-concepteur de dispositifs interactifs depuis plus de 5 ans, je suis un passionné d'écriture rédigeant sur son temps libre scénarii, nouvelles, romans, jeux de rôles. Diplômé d'un master de scénarisation multisupport, de cinéma et de graphisme multimédia, je suis un véritable touche à tout qui adore comprendre et maîtriser les différents supports qu'il pratique. A ce titre, une partie de ma profession m'a amené à m'interroger sur la réalité virtuelle et la narration immersive. Aujourd'hui âgé de 28 ans et situé à Lyon, je scénarise serious games, webdocumentaires, films 360, applications VR/AR et développe sous Unity3D (C#). Mail de contact : z.simon.foucher@gmail.com
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